57.

Deux heures plus tard, à Manhattan, Carroll sentit qu’il avait besoin d’un whisky irlandais bien tassé.

Plus tard dans la journée, il se rappellerait vaguement avoir erré sans but dans les couloirs du numéro 13 de Wall Street. La lumière des néons était trop vive, les lampes éblouissantes des plafonniers lui blessaient les yeux.

Tout clochait, l’endroit dégageait quelque chose de faux. Il régnait trop de morosité, tout le monde était ostensiblement dépité partout où il allait. Les enquêteurs de la police et les chercheurs de Wall Street penchés sur des dossiers énormes ou figés devant des écrans d’ordinateurs ressemblaient à des gens trop longtemps cloîtrés, des hommes et des femmes n’ayant pas vu la lumière du joui depuis de nombreuses semaines.

Vers neuf heures trente, Arch Carroll s’attela à la tâche dans son bureau monacal.

Green Band. Une intuition exaspérante et insaisissable le taraudait. La sensation qu’un élément important, dont l’évidence lui échappait, était là, tout près, comme une savonnette vous glissant des mains dans la baignoire. Comme un nom qu’on a sur le bout de la langue.

Les membres de Green Band étaient si bien renseignés qu’ils jouissaient forcément de complicités dans la place. Un espion au 13 ? C’était ça, sa prémonition ?

Il secoua la tête, agacé.

Transcription d’interrogatoire, 13 Wall Street, salle 312, lundi 14 décembre

(Personnes présentes : Arch Carroll, Anthony Ferrano, Michael Caruso)

CARROLL : Bonjour, monsieur Ferrano. Je suis Archer Carroll, de la division antiterroriste de la DIA. Voici mon adjoint, M. Caruso. Monsieur Ferrano, j’irai droit au but, afin de ne pas vous faire perdre votre temps, ni le mien. J’ai besoin de certains renseignements…

FERRANO : Je m’en étais comme qui dirait douté.

CARROLL : Ouais. Écoutez, j’ai parcouru la transcription de votre précédent interrogatoire. Je viens de lire la conversation que vous avez eue avec le sergent Caruso. Je suis un peu étonné que vous n’ayez rien entendu dire au sujet de l’attentat de Wall Street…

FERRANO : Ben, pourquoi ? Pourquoi aurais-je dû en entendre parler ?

CARROLL : Eh bien, en premier lieu, parce que vous êtes un trafiquant de gros calibres et d’explosifs, monsieur Ferrano. Ne trouvez-vous pas drôle, disons… curieux, de n’avoir entendu parler de rien ? Il doit bien y avoir des rumeurs qui circulent dans le milieu. Excusez-moi, voulez-vous un peu de whisky ?

FERRANO : Si je veux un whisky, je me le paye. Écoutez, je vous l’ai déjà dit – enfin, je l’ai dit à quelqu’un ; à lui, là –, je ne fais pas de trafic d’armes. Je ne sais pas pourquoi vous me sortez des conneries pareilles. Je suis le propriétaire de Playland Arcade Games Inc., à l’angle de la Dixième Avenue et de la 49e Rue. Quand est-ce que vous allez enfin vous le rentrer dans le crâne ?

CARROLL : O. K., t’arrêtes de te foutre de ma gueule. À qui tu crois t’adresser, là ? À un petit voyou de ta rue ? C’est pour ça que tu me prends, pour un voyou ?

FERRANO : Hé, lâche-moi, tu veux ? Je t’emmerde. J’exige de voir mon avocat immédiatement !… Hé ! tu piges pas l’anglais, bonhomme ? Avocat ! Tout de suite !… Ohhh… Oh, putain !…

(Bruits de bagarre, de mobilier brassé. Grognements.)

CARROLL (voix essoufflée) : Monsieur Ferrano, je pense que… Je pense qu’il est indispensable que vous compreniez bien quelque chose. Donc, écoutez attentivement ce que je vais vous dire. Regardez bien mes lèvres… Ferrano, tu viens d’entrer dans la quatrième dimension. Tu es temporairement privé de tous tes droits. Tu n’as plus d’avocat. D’accord ? On peut poursuivre, connard ?

FERRANO : Putain, mec, tu m’as pété une dent. Fous-moi la paix avec… Aïe !… Putain de meeerde…

CARROLL : Je suis prêt à te foutre toute la paix que tu veux. T’as pas encore compris le message ? Ce dont il s’agit, là ? Ce qui se passe ? Quelqu’un a piqué du fric et des gens très importants ont sérieusement les boules. Tu comprendrais mieux si je te dis qu’ici t’es qu’une merde ? Ça t’aiderait ?

FERRANO : Doucement ! J’ai rien fait, moi !

CARROLL : Ah oui ? Tu vends des fusils à pompe et des revolvers à des gosses de quatorze, quinze ans. À des petits Blacks, des Portoricains, des Chinois… Bon, on a assez perdu de temps… Le mieux, crois-moi, ça serait que tu t’allonges, et un peu vite.

FERRANO : Écoutez, je vais vous dire ce que je sais. Je peux pas vous dire ce que je sais pas.

CARROLL : Ça va de soi. On est tout ouïe.

FERRANO : O. K., j’ai entendu parler d’un arrivage d’artillerie lourde. En ville. Ça, c’était à peu près début ou peut-être mi-novembre. Ouais, c’est ça, c’était y a cinq semaines.

CARROLL : Ça signifie quoi, « lourde », exactement ?

FERRANO : Genre des M 60. Des lance-roquettes M 79. Des mitrailleuses légères soviétiques. Des fusils d’assaut automatiques SKS. Le genre très lourd ! Ce qui me dépasse, c’est qu’est-ce qu’ils vont bien pouvoir foutre avec ce genre de matos, putain ? C’est du matériel de base pour une offensive terrestre. Comme au Vietnam. C’est ce qu’on utilise pour envahir un pays. C’est tout ce que je sais… Je vous dis la vérité, Carroll… C’est tout ce qui s’est dit dans le milieu. Vous en apprendrez pas plus ailleurs… Oh, allez, vous m’croyez pas ?… Hé ! Sérieux ?

CARROLL : Raconte-moi ce que tu sais au sujet de François Monserrat.

FERRANO : C’est pas un nom italien, ça.

CARROLL : Monsieur Ferrano, merci infiniment pour votre aide. Maintenant, tirez-vous de mon bureau. M. Caruso va vous raccompagner.

Transcription d’interrogatoire, 13 Wall Street, salle 312, lundi 14 décembre

(Personnes présentes : Arch Carroll Mohammed Saalam)

CARROLL : Bonjour, monsieur Saalam. Je ne vous avais pas revu depuis que vous avez fait descendre Percy Ellis, sur la 103e Rue. Très jolie djellaba. Une gorgée de whisky ?

SAALAM : L’alcool est contraire à mes convictions religieuses.

CARROLL : C’est du whisky irlandais. Il est béni. Bon, eh bien, dans ce cas… Dites-moi, monsieur Saalam, euh… êtes-vous chasseur ?

SAALAM (rires) : Pas vraiment, non. Chasseur ?… En fait, si on y réfléchit bien, je suis plutôt un homme chassé. Depuis que je me suis battu pour vous, les Blancs, en Asie du Sud-Est. Par ailleurs, mon nom se prononce Sah-lahm.

CARROLL : Sah-lahm. Je suis désolé… Non, voyez-vous, je me lisais que vous deviez être chasseur. Ou quelque chose dans ce goût-là. À cause de tous ces fusils de chasse et toutes ces bombes que nous avons découverts dans votre appartement, là-haut à Yonkers. Des M 23 pour la chasse à l’écureuil. Des fusils pour la chasse à l’opossum – ceux équipés pour la vision de nuit. Des grenades offensives pour chasser le tamia. Des roquettes B-40 pour la chasse au canard…

SAALAM : Vous avez fait une perquisition chez moi ? !

CARROLL : On n’avait pas le choix. Que savez-vous d’un certain François Monserrat ?

SAALAM : Vous aviez un mandat ?

CARROLL : À vrai dire, on n’a pas pu obtenir un mandat officiel du tribunal. Mais on en a touché un mot à titre officieux à un juge de nos amis. Il nous a simplement recommandé de ne pas nous faire gauler. On a suivi son conseil.

SAALAM : Sans mandat de perquisition… ?

CARROLL : Enfin, quoi ? Personne n’a donc lu l’édition du 16 juin de Time Magazine ? L’article sur moi ? Le petit encadré en rouge ? Il n’y a donc personne qui comprenne qui je suis ? Je suis un terroriste ! Exactement comme vous, les gars… Je ne suis pas les règles établies par les accords de la Croix-Rouge internationale. Monsieur Saalam, vous avez vendu des M 23 pour la chasse à l’écureuil, ainsi que quelques fusils pour la chasse à la caille, à deux types, il y a de ça environ six semaines. La question est la suivante : qui sont-ils ?…’Long silence.) O. K., je vois… Monsieur Saalam, permettez-moi de vous expliquer quelque chose. Je vais tenter d’être aussi clair que possible… Vous êtes un terroriste intelligent, un gars qui a fait des études dans une université américaine. Vous avez suivi des cours à la Howard University pendant un an ; vous avez purgé une courte peine à Attica. Vous faites partie de l’école Mark Rudd/Eldridge Cleaver/Kathy Boudin… En ce qui me concerne, je suis un terroriste de la mouvance OLP/Brigades rouges/Tire-sur-tout-ce-qui-bouge… Alors, reprenons. Aux environs du 1er novembre, vous avez vendu une caisse pleine de M 23 volés. C’est un fait avéré, que nous connaissons tous les deux. Alors, vous me dites « Oui, en effet » ou je vous brise la main droite. Dites juste : « Oui, en effet. »

SAALAM : Ouais, en effet.

CARROLL : Bien. Merci de votre franchise. Maintenant, à qui avez-vous vendu les M 23 ? Attendez avant de répondre. N’oubliez pas que je suis l’OLP. Ne me révélez rien que vous auriez peur de dire à un policier de Beyrouth enquêtant sur l’OLP.

SAALAM : J’ignore qui ils sont.

CARROLL : Là, on est mal…

SAALAM : Non, attendez une minute. Eux savaient qui j’étais. Ils savaient tout sur moi. Mais je n’ai jamais vu qui que ce soit, je le jure. J’ai eu l’impression d’être pris dans un traquenard.

CARROLL : J’adore la sincérité des anciens détenus. Et il se trouve que je vous crois… Parce que c’est aussi ce que votre colocataire actuel, M. Rashad, a déclaré. Maintenant, veuillez foutre le camp d’ici… Oh ! au fait, monsieur Saalam. Nous avons été obligés de louer votre appartement à Yonkers. Il a été attribué à une adorable jeune femme bénéficiant de l’aide sociale et qui vit seule avec trois petits enfants…

SAALAM : Vous avez fait quoi ? !

CARROLL : Nous avons loué l’appartement qui vous servait de repaire pour votre trafic d’armes. Nous l’avons loué à une gentille mère de famille nombreuse. Santé, mon frère !

 

Vendredi Noir
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